Proposition de loi constitutionnelle visant à garantir le droit d’accéder à des moyens de paiement en espèces sur l’ensemble du territoire hexagonal et ultramarin
L’accélération de la dématérialisation des moyens de paiement, si elle répond à des impératifs d’efficacité économique et de modernisation des transactions, ne doit pas se faire au détriment d’un principe fondamental : l’accès universel, libre et effectif à l’argent liquide. Ce droit, qui conditionne la capacité de chacun à vivre dignement, à se prémunir face aux crises et à exercer sa liberté de choix, doit être élevé au rang constitutionnel. Loin d’être un archaïsme, l’argent liquide demeure, dans notre société contemporaine, un pilier de résilience, d’égalité et de souveraineté. Et ce d’autant plus fortement dans les territoires ultramarins, où l’accès aux infrastructures bancaires reste structurellement inégal.
L’exemple récent de la panne électrique générale massif qui a frappé l’Espagne le 28 avril 2025 doit interpeller. En l’espace de quelques heures, le pays s’est trouvé confronté à une paralysie généralisée de ses infrastructures numériques : plus de carte bancaire fonctionnelle, des paiements impossibles, des distributeurs inopérants, une économie paralysée. Cet événement, qui a plongé une nation entière dans une situation de blocage, rappelle brutalement que l’hypothèse de défaillances systémiques n’est ni marginale ni théorique.
Dans les zones dites « non interconnectées », telles que les territoires ultramarins, cette vulnérabilité est encore plus marquée. Le roman d’anticipation « Réunion 2029 » de M. Laurent Bicchierelli met en scène les effets concrets d’une panne informatique de grande ampleur sur l’île de La Réunion et son basculement vers une société dystopique : impossibilité de retirer de l’argent, paiement bloqué, chaos généralisé et guerre sociale. La fiction rejoint ici la prospective. Or, en cas de catastrophe naturelle, de cyberattaque ou de simple dysfonctionnement, seul l’argent liquide garantit une continuité des échanges économiques et l’accès immédiat aux biens essentiels.
L’essor de la monnaie scripturale n’a rien de neutre. Il s’inscrit dans une histoire longue de centralisation et de contrôle des transactions, démontrant comment une gouvernance autoritaire peut, par des voies détournées, restreindre l’usage autonome de la monnaie fiduciaire.
Certains responsables politiques, dont M. Gérald Darmanin, alors ministre de la justice, évoquent encore la suppression de l’usage de l’argent liquide comme levier de contrôle accru des flux financiers. Si la lutte contre la fraude est un objectif légitime, elle ne saurait justifier une remise en cause de la liberté fondamentale d’accéder à une monnaie tangible, garantie par la puissance publique, indépendante de tout intermédiaire privé ou infrastructure numérique.
L’argent liquide reste un moyen de paiement vital pour de nombreuses personnes exclues du système bancaire. Selon les estimations du Secours catholique, environ un million de personnes en France ne disposent pas d’un compte bancaire fonctionnel ou rencontrent des obstacles pour en faire un usage quotidien — absence de carte, frais bancaires prohibitifs, interdictions bancaires ou défiance envers les institutions financières. Pour ces personnes, souvent en situation de grande précarité ou de marginalité sociale, le liquide est non seulement le seul moyen d’acheter, de vendre ou d’échanger, mais aussi un outil de dignité : il permet de participer à l’économie sans justification, sans intermédiaire, et sans devoir prouver sa solvabilité.
Au‑delà de cette exclusion bancaire, l’argent liquide constitue un outil de gestion budgétaire simple, tangible et accessible, notamment pour les personnes en situation de précarité. De nombreux foyers à faibles revenus utilisent la méthode des enveloppes pour gérer leurs dépenses mensuelles : une enveloppe pour l’alimentation, une pour les transports, une autre pour les imprévus. Cette approche permet de visualiser en temps réel ce qui reste à dépenser, de limiter les achats impulsifs, et de ne pas sombrer dans le découvert bancaire. Dans un contexte d’inflation persistante et de pression sur le pouvoir d’achat, le liquide joue ici un rôle de garde‑fou contre l’endettement et la précarisation.
Les personnes âgées et celles en situation de handicap dépendent elles aussi plus fortement de l’argent liquide. Pour beaucoup de personnes âgées, les démarches en ligne, les interfaces bancaires numériques et les terminaux de paiement dématérialisés constituent des obstacles techniques et psychologiques importants. Le retrait d’espèces, en agence ou au distributeur, reste un geste familier, compréhensible et sécurisant. Quant aux personnes en situation de handicap, certaines sont confrontées à des difficultés de mobilité, de compréhension ou d’accessibilité numérique qui rendent l’usage du liquide plus adapté à leurs besoins. Le retrait progressif de l’argent liquide contribue ainsi à aggraver l’exclusion numérique et sociale de ces publics déjà fragiles.
Enfin, dans les zones rurales, la fermeture continue des distributeurs automatiques de billets alimente une spirale d’inégalités territoriales. La rationalisation du réseau bancaire menée par les grands groupes, au nom de la rentabilité, entraîne la disparition des guichets dans les petites communes. Les habitants sont alors contraints de parcourir parfois plusieurs dizaines de kilomètres pour accéder à du liquide, ce qui représente un surcoût financier, un effort logistique, et un facteur de découragement. L’abandon progressif de l’argent liquide contribue ainsi à déséquilibrer encore davantage les territoires, en renforçant la fracture entre centres urbains et périphéries.
L’argent liquide est un outil de liberté. Il permet à chacun de gérer ses finances sans exposition permanente à la surveillance numérique, sans dépendance à une infrastructure informatique, sans interférence de tiers. Il protège la vie privée, dans une société où la captation des données personnelles est devenue la norme.
Il constitue également un filet de sécurité en cas de blocage arbitraire (erreur de la banque, sanction administrative, problème de carte), ou de faillite d’un opérateur privé. La dépendance croissante aux acteurs bancaires, en situation d’oligopole, pose un risque systémique en matière de souveraineté monétaire.
Dans les outre‑mer, les difficultés d’accès à l’argent liquide sont plus marquées encore que dans l’Hexagone. À La Réunion, près de 10 % des ménages sont considérés comme non ou faiblement bancarisés, contre 6 % au niveau national. En Martinique, ce taux atteint même 13 %, révélant une exclusion bancaire préoccupante. Le maillage territorial en distributeurs automatiques y est nettement plus faible, avec un distributeur automatique de billets (DAB) pour 3 140 habitants à La Réunion, contre un pour 1 700 en moyenne en France continentale. Dans certaines communes rurales ou enclavées, l’accès à un distributeur nécessite plusieurs kilomètres de déplacement. Les commerces, quant à eux, sont encore nombreux à ne pas accepter les paiements par carte bancaire : près de 30 % des petits commerces martiniquais ne sont pas équipés de terminaux de paiement électronique (TPE), selon l’Institut d’émission des départements d’outre‑mer. Cela résulte à la fois du coût du matériel et des abonnements, et d’un accès limité au réseau internet ou aux moyens de maintenance. Dans ce contexte, l’argent liquide demeure souvent la seule option réaliste pour régler des achats du quotidien.
Ces difficultés structurelles sont aggravées dans les outre‑mer par la fréquence des crises naturelles : les cyclones, inondations ou coupures de réseau peuvent paralyser, parfois pendant plusieurs jours, les services bancaires numériques, laissant les habitants sans autre moyen de paiement que les espèces. La fracture numérique y est également plus profonde : selon l’Institut d’émission des départements d’outre-mer (IEDOM), près de 20 % des Réunionnais de plus de 15 ans n’utilisent jamais internet, ce qui complique l’accès aux outils bancaires dématérialisés et renforce la dépendance à l’argent liquide.
Les rapports publiés par l’IEDOM soulignent d’ailleurs l’importance encore très forte du recours aux espèces dans les habitudes de paiement locales. À La Réunion, près de 70 % des transactions de moins de 15 euros sont encore effectuées en liquide, et ce taux atteint près de 80 % en Martinique, tous montants confondus. Ce recours massif s’explique par des facteurs pratiques, culturels, mais aussi par un manque d’alternatives fiables. Restreindre l’accès effectif à l’argent liquide reviendrait donc à marginaliser davantage des territoires déjà confrontés à de fortes inégalités économiques, sociales et d’accès aux services publics.
À l’échelle de l’Union européenne, le développement de l’euro numérique s’accompagne d’un rappel clair : les espèces doivent rester accessibles et acceptées sur l’ensemble du territoire de la zone euro. Cette position de la Commission européenne repose sur deux principes fondamentaux. D’une part, elle affirme que l’accès à la monnaie légale doit être garanti de manière égalitaire, indépendamment du degré de numérisation des outils disponibles. D’autre part, elle reconnaît la nécessité de maintenir un double système monétaire, physique et numérique, afin d’assurer la résilience de l’économie face aux risques de panne, de crise ou de rupture technologique.
Cette orientation européenne traduit un choix politique de souveraineté monétaire et de protection des libertés individuelles. La France peut et doit pleinement s’inscrire dans ce cadre en consacrant, à travers sa norme fondamentale, le droit d’accéder à l’argent liquide comme un principe constitutionnel.
Les activités criminelles, qu’il s’agisse de trafic de stupéfiants, de fraude fiscale, de corruption ou de financement du terrorisme, ont toujours su s’adapter aux évolutions technologiques. Aujourd’hui, elles recourent massivement à des outils complexes qui échappent aux circuits traditionnels : monnaies virtuelles non régulées, plateformes décentralisées, mécanismes de brouillage comme les mixers cryptographiques, paradis fiscaux numériques, et sociétés écrans basées à l’étranger. De nombreux rapports d’organismes internationaux, tels que le GAFI (Groupe d’action financière), montrent que la criminalité financière a déjà opéré sa transition vers le numérique, souvent bien plus opaque que l’argent liquide.
En réalité, supprimer ou restreindre fortement l’usage de l’argent liquide ne désarme pas les délinquants, mais pénalise surtout les citoyens ordinaires, notamment les plus vulnérables. Le liquide, parce qu’il est accessible, stable, reconnu comme monnaie légale, et utilisable sans infrastructure, constitue un outil de liberté pour des millions de personnes qui n’ont ni les moyens ni l’envie de migrer vers un monde 100 % numérique. Restreindre son accès reviendrait à faire peser le soupçon sur l’ensemble des usagers, à instaurer une logique de présomption de culpabilité généralisée, et à porter atteinte à la liberté de disposer de son argent sans justification constante.
Par ailleurs, la France et l’Union européenne disposent déjà d’un arsenal législatif et technique solide pour lutter contre la fraude, sans recourir à l’abolition du liquide. Le droit en vigueur prévoit notamment une limitation stricte des paiements en espèces entre particuliers et professionnels (1 000 euros pour les résidents fiscaux français), l’obligation pour les commerçants de justifier les mouvements d’espèces au‑delà d’un certain seuil, et des mécanismes de traçabilité renforcée des virements, paiements par carte ou transferts internationaux. Les banques sont tenues à une vigilance permanente (KYC – Know Your Customer), et à des déclarations de soupçon auprès de Tracfin en cas de mouvements inhabituels. De plus, l’administration fiscale et les services de police disposent de solutions technologiques avancées — traitement massif de données, croisement de fichiers, recours à l’intelligence artificielle — qui permettent de détecter les circuits opaques sans pour autant entraver la liberté des honnêtes citoyens.
Enfin, la coopération internationale en matière de lutte contre la fraude et le blanchiment est en constante progression. Des accords bilatéraux et multilatéraux permettent aujourd’hui des échanges automatiques d’informations bancaires, une traçabilité accrue des bénéficiaires effectifs, et une surveillance renforcée des flux suspects, y compris ceux issus de la finance numérique. L’enjeu n’est donc pas de supprimer l’argent liquide, mais de renforcer les outils existants, d’améliorer les moyens humains et technologiques des services compétents, et de cibler efficacement les circuits criminels, sans sacrifier les droits fondamentaux du plus grand nombre.
Il ne s’agit donc pas de choisir entre efficacité et liberté, mais de trouver un équilibre juste et démocratique. Maintenir un accès garanti à l’argent liquide, c’est permettre à chacun de choisir son mode de paiement en fonction de ses besoins, de sa situation personnelle et de ses convictions. C’est aussi rappeler que l’État de droit ne peut s’affranchir des principes de proportionnalité, d’égalité et de liberté au nom d’une lutte indistincte contre des usages minoritaires. Lutter contre la fraude, oui. Mais sans priver la population d’un outil fondamental d’autonomie et d’inclusion.
Parce qu’il conditionne l’accès aux biens essentiels (alimentation, énergie, transport, logement), le droit à l’argent liquide est un droit d’accès fondamental, au même titre que l’eau, l’électricité ou les communications. Il est un droit d’usage de la monnaie, qui découle du principe de souveraineté monétaire. Il est un droit d’égalité territoriale, qui impose à l’État de garantir à chaque citoyen, sur l’ensemble du territoire de la République, les mêmes moyens de paiement.
Dans ce contexte, seule une inscription dans la Constitution est à la hauteur de l’enjeu. Elle rend ce droit opposable, pérenne, et difficilement réversible. À l’heure où le numérique progresse à pas forcés, où la rentabilité prime parfois sur l’intérêt général, et où les crises nous rappellent l’importance de la robustesse et de l’égalité d’accès, cette proposition de loi entend sanctuariser l’argent liquide comme un bien commun, symbole de notre démocratie, de notre liberté et de notre résilience.
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