Proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale

Entre 1914 et 1918, la justice militaire française prononça quelque 2 500 condamnations à mort. Environ 740 soldats furent exécutés, dont une cinquantaine pour des crimes de droit commun, une cinquantaine pour espionnage et 600 à 650 pour « crimes militaires », selon la terminologie officielle, c’est‑à‑dire pour des faits relevant de la désobéissance militaire – abandon de poste et refus d’obéissance en présence de l’ennemi constituant les principaux motifs invoqués. À ce chiffre, il faut ajouter les victimes d’exécutions sommaires pour désobéissance qui, n’ayant pas laissé de traces archivistiques, sont par nature indénombrables. Ces hommes, condamnés à mort et fusillés ou exécutés sans jugement, pour le seul crime de n’avoir pas pu ou pas voulu supporter la violence d’un conflit qui broyait par millions les corps et les âmes, sont entrés dans la mémoire collective sous le terme de « fusillés pour l’exemple ».

 

Dans le contexte d’une guerre marquée par une brutalité extrême des combats, le caractère disproportionné de la peine capitale au regard des motifs de poursuite les plus fréquemment invoqués par la hiérarchie militaire et les conditions juridiques dans lesquelles les sanctions ont été prononcées ont nourri dans l’opinion une demande de réhabilitation des fusillés, depuis l’entre‑deux‑guerres jusqu’à aujourd’hui. L’abandon de poste et la désobéissance en présence de l’ennemi (articles 213 et 218 du code de justice militaire de 1857 alors en vigueur), ainsi que la mutilation volontaire (article 218) constituent l’écrasante majorité des qualifications pénales retenues, souvent de façon extensive.

 

De surcroît, les conseils de guerre spéciaux créés par le décret du 6 septembre 1914 étaient des juridictions d’exception à trois juges militaires, délibérant au terme d’une procédure simplifiée, incompatible avec les droits de la défense. Leurs décisions ne prenaient pas en compte les circonstances atténuantes et étaient insusceptibles de recours. Enfin, les décrets antérieurs des 10 et 17 août 1914 avaient permis aux autorités militaires d’exécuter les peines capitales sans en référer préalablement au Président de la République. Si, à l’initiative du député de l’Aube et avocat Paul Meunier, la loi du 27 avril 1916 a rétabli des conseils de guerre fonctionnant moins brutalement et les conseils de révision, toutefois les décrets d’application ont tardé à être publiés. Surtout, en juin 1917, aux fins de réprimer les mutineries consécutives à l’offensive meurtrière engagée par le général Robert Nivelle, commandant en chef des armées, le général Philippe Pétain a obtenu du Gouvernement la suspension par décret du droit au recours des condamnés à mort.

 

Le travail de la recherche historique et des associations mémorielles a permis d’établir de façon irréfutable que ces hommes ont été victimes d’un déni de justice. Le nombre élevé de sentences de mort prononcées par les conseils de guerre français, montre, par comparaison à la plupart des principales autres nations belligérantes – 330 fusillés dans l’armée anglaise, réhabilités par une loi de 2006, 48 dans l’armée allemande – la sévérité particulière des autorités françaises, qui, contrairement à certaines nations contemporaines, ne reconnaissaient ni l’objection de conscience ni les troubles liés aux combats.

 

Que les inculpés aient été reconnus coupables au regard du code de justice militaire de 1857, alors en vigueur, ne saurait en aucun cas démontrer qu’ils n’ont pas été victimes d’un déni de justice. Car ce n’était pas le souci d’une véritable procédure judiciaire qui guidait la hiérarchie militaire et le pouvoir exécutif, mais bien celui d’exercer, à travers la pratique des exécutions et la publicité qui leur était conférée, un effet dissuasif sur la troupe. Dans cette optique, nombre de dispositions limitèrent les droits des accusés et accentuèrent le caractère expéditif des procédures : choix arbitraire de soldats dont l’attitude ne prêtait pas plus à l’inculpation que d’autres, procès hâtifs, absence de prise en compte du contexte, limitation du droit de la défense et de la possibilité de recours par des mesures d’août et septembre 1914. Outil au service de la stratégie disciplinaire du commandement, la justice militaire n’a donc pas respecté les droits des accusés à la défense, et a condamné à mort des innocents. Et à la mort d’individus broyés par un appareil inique est venue s’ajouter, au cours des années qui suivirent le conflit, la stigmatisation des familles, vouées à l’opprobre par une partie de la société.

 

Réparer aujourd’hui l’injustice dont ces hommes furent victimes n’est pas satisfaire une revendication rétrospective et anachronique, mais faire droit à une exigence de dignité et de reconnaissance, née au moment même des faits.

 

De fait, l’émotion et les débats suscités chez les contemporains eux‑mêmes par le nombre des exécutions au cours des années 1914 et 1915, et les efforts déployés en 1915 et 1916 par le pouvoir législatif pour réintroduire certaines garanties au bénéfice des accusés – à nouveau levées en 1917‑1918 –, témoignent d’une conscience précoce des dysfonctionnements d’une justice militaire abandonnée à l’arbitraire, et de l’illégitimité d’exécutions décidées dans des conditions sommaires. Dès la fin de la guerre s’engage une action d’ampleur en faveur de la réhabilitation des militaires condamnés par ces juridictions d’exception, puis exécutés sans avoir pu exercer les droits reconnus à chaque justiciable dans tout État démocratique, a fortiori lorsqu’il s’agit de la République française fondée sur les principes énoncés par la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789.

 

Cette prise de conscience immédiate a été prolongée, durant l’entre‑deux‑guerres, par le combat des familles des défunts, ainsi que des associations de combattants et de défense des droits humains, pour la réhabilitation des militaires exécutés sans jugement, pour la réouverture de certains dossiers, et pour une révision du code de justice militaire.

 

Des avancées ont été obtenues. En premier lieu, la loi du 9 août 1924 a réhabilité les soldats exécutés de façon sommaire. En deuxième lieu, les lois d’amnistie des 29 avril 1921 et 3 janvier 1925 ont ouvert contre les décisions rendues par les conseils de guerre spéciaux des voies de recours permettant de saisir la Cour de cassation. Enfin, la loi du 9 mars 1932 a institué une Cour spéciale de justice militaire (CSJM) chargée d’instruire et de juger les recours dirigés contre les jugements rendus par les juridictions militaires du temps de guerre. Au total, la Cour de cassation et la CSJM ont révisé environ quatre‑vingts condamnations suivies d’exécution. Néanmoins, le « kyste mémoriel » de la Grande Guerre, pour reprendre l’expression du responsable de la mission du centenaire de la guerre de 1914 à 1918, n’est pas ôté. Le 27 octobre 2014, le ministère de la défense a indiqué que l’examen des archives militaires, d’ailleurs partiellement détruites, conduit à fixer à 639 le nombre des fusillés pour l’exemple dont la situation demeure en attente.

 

Le bourgeonnement qu’a connu au cours des dernières décennies la mémoire des « fusillés pour l’exemple » s’inscrit donc dans la continuité d’une longue lutte contre une injustice.

 

Le sort de ces 639 soldats est sur le devant de la scène depuis plus de vingt ans, au niveau le plus élevé de la nation, mais aussi dans ses profondeurs. En 1998, le Premier ministre, M. Lionel Jospin, à Craonne, leur adresse un premier signe de reconnaissance : « Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être des sacrifiés. Que ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. » Le 11 novembre 2008, le Président de la République, M. Nicolas Sarkozy leur rend également hommage : « Je penserai à ces hommes dont on avait trop exigé, qu’on avait trop exposés, que parfois des fautes de commandement avaient envoyés au massacre, à ces hommes qui, un jour, n’ont plus eu la force de se battre. Je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Souvenons‑nous qu’ils étaient des hommes comme nous, avec leurs forces et avec leurs faiblesses. Souvenons‑nous qu’ils furent aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes qui n’étaient pas préparés à une telle épreuve. » Le 7 novembre 2013, le Président de la République, M. François Hollande, les évoque à nouveau, bien qu’en des termes plus retenus, en disant : « ceux qui furent vaincus non par l’ennemi, mais par l’angoisse, par l’épuisement né des conditions extrêmes qui leur étaient imposées. Certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes ».

 

Plus profondément, deux mille conseils municipaux, 31 conseils départementaux, dont celui de la Corrèze, alors présidé par M. François Hollande, et 6 conseils régionaux ont adopté des résolutions demandant la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre. De même, le 6 avril 2019, avec l’appui de l’Association républicaine des anciens combattants, de la Ligue des droits de l’Homme et du citoyen, du Mouvement de la Paix, de l’Union pacifiste de France, de la Confédération générale du travail, de la Confédération générale du travail Force Ouvrière, la Fédération nationale de la Libre Pensée a inauguré un monument en leur honneur, financé par souscription et érigé à Chauny avec le concours du maire de cette commune située sur la ligne de front, M. Marcel Lalonde.

 

Un espace dédié aux fusillés au musée de l’Armée des Invalides a été créé, et les dossiers des fusillés sur le portail internet « Mémoire des hommes » en 2014 ont été mis en ligne. Mais toutes ces mesures demeurent partielles et insuffisantes, là où d’autres États belligérants (la Nouvelle‑Zélande et le Canada en 2000, la Grande‑Bretagne en 2006) ont accompli des gestes symboliques importants allant dans le sens d’une réhabilitation ou d’une amnistie. La République a aujourd’hui le devoir de porter à son terme le processus de reconnaissance qui a été entamé.

 

Après les tentatives de Mme Michelle Demessine, sénatrice du Nord de 2001 à 2017, secrétaire d’État au tourisme de 1997 à 2001, et M. Jean‑Jacques Candelier, député de la 16e circonscription du Nord de 2007 à 2017, le législateur doit désormais entendre l’appel lancé par le député socialiste de l’Yonne, Aristide Jobert, lors du comité secret de la Chambre des députés du 27 juin 1917 : « Je vous demande, monsieur le ministre de la guerre, de vous montrer juste. Dans l’ordre du jour que mes amis et moi déposerons, nous demanderons une amnistie pleine et entière pour tous ces faits », et voter la réhabilitation des 639 fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre.

 

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