Sud-Ouest – Critique du wokisme : « Au nom du combat pour la justice, on ne peut pas piétiner un certain nombre de principes »

Spécialiste de l’opinion, l’essayiste Chloé Morin sera vendredi en Charente-Maritime pour questionner le wokisme. Au travers du phénomène, la politologue lit la crise existentielle de la gauche qu’elle appelle à se ressaisir.

 

Initialement pensé pour désigner un élan progressiste, aujourd’hui le wokisme n’est plus utilisé que pour dénigrer et disqualifier. La classe politique ne mâche pas ses mots contre ce qui incarne à ses yeux les nouveaux maux, cette sorte de nouveau gauchisme ou d’ennemi invisible – le wokisme a ceci de particulier qu’on lui connaît aujourd’hui plus de monde pour s’y opposer que pour s’en revendiquer. Le député de la Charente-Maritime Olivier Falorni va jusqu’à se demander s’il ne constituerait pas une menace pour la République. Le parlementaire (groupe MoDem et Indépendants) en débattra vendredi 15 mars à Lagord, près de La Rochelle (1), avec Chloé Morin. L’essayiste analyse le phénomène dans son dernier ouvrage « Quand il aura vingt ans », aux éditions Fayard, s’évertuant à « parler de manière nuancée d’un sujet qui ne l’est pas ». Une vraie gageure.

 

Vous définissez le wokisme comme « la pratique de l’intolérance au nom de la tolérance ». Ce qu’il s’est passé mardi à Sciences Po Paris, où lors d’une manifestation propalestienne l’accès à l’amphithéâtre a été interdit à une étudiante de l’Union des étudiants juifs de France, incarne votre inquiétude ?

 

Comme je le dénonce dans mon livre, une des caractéristiques de la nébuleuse woke, c’est l’antisémitisme au nom de l’idée que l’État juif serait un État colonial et que par extension tous les juifs seraient nécessairement solidaires de la politique de Netanyahou. Ce qui se passe à Sciences Po est une illustration parfaite de ce que je dénonce, et ce qu’on y voit aujourd’hui n’est qu’un écho lointain de ce qu’il s’est passé sur les campus américains.

 

Peut-on aujourd’hui afficher son soutien aux Gazaouis sans paraître antisioniste ?

 

Le débat se voit réduit à deux extrêmes : ceux qui nieraient les attentats du 7 octobre contre ceux qui nieraient les dizaines de milliers de morts à Gaza. Là encore, toute nuance ou la seule volonté de vouloir déplorer les deux situations devient impossible. Pour ces gens-là, il faut choisir son camp et on est sommé en permanence de rendre des comptes.

 

Un woke n’est jamais que le défenseur d’une cause minoritaire. Le wokisme se résume-t-il aujourd’hui à une ambition dévoyée ?

 

Woke fait référence aux combats pour les droits civiques aux États-Unis. C’est une expression qui s’est popularisée au moment du mouvement Black Lives Matter. Aujourd’hui, en France et dans pas mal de pays, y compris les États-Unis, elle a pris une connotation négative et cela ne désigne plus uniquement ceux qui combattent contre les inégalités et pour la justice mais – et c’est cette définition que je retiens – les dérives de ce combat, qui restreignent le monde à une grille de lecture dominants-dominés. Au nom du renversement du rapport de domination, on considère que tous les moyens sont bons, y compris la censure ou le contournement de la justice. On va à ce titre considérer comme normal de faire taire un intellectuel qui viendrait dans une faculté pour dire des choses contraires à ce qu’on pense être conforme à la morale. Ce que j’entends pointer aujourd’hui, ce sont les dérives du combat pour l’égalité.

 

Derrière votre prévention, il y a finalement cette idée vieille comme le monde que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

 

C’est-à-dire que je ne critique absolument pas les intentions de ces combats : des discriminations et des minorités opprimées, il y en a, et beaucoup. Ce que je dis, c’est qu’au nom du combat pour la justice, on ne peut pas piétiner un certain nombre de principes fondamentaux et l’État de droit, on ne peut pas réécrire l’histoire ou des œuvres, considérer que la justice doit être rendue sur les réseaux sociaux et pas dans les tribunaux, etc.

 

Est-ce que craindre le wokisme, ce n’est pas finalement la seule peur du dominant à l’idée de perdre ses privilèges ?

 

Qu’il y ait des privilégiés qui ont tout intérêt à ce que les choses ne changent pas, je le crois profondément. Dans l’histoire, on n’a jamais bousculé des rapports de domination sans que cela passe par des combats compliqués. Deux thèses s’affrontent. Il y a ceux qui considèrent que le fait de critiquer les dérives du wokisme, c’est apporter des arguments au camp réactionnaire et le conforter. C’est à mon avis la thèse la plus répandue dans le personnel politique à gauche.

 

Ma thèse, c’est que la gauche qui ne désolidarise pas clairement d’un certain nombre de dérives sera vue par l’opinion comme complice de ces dérives et sera disqualifiée aux yeux d’une majorité de Français. Le fait d’être clair sur les valeurs et les principes que l’on protège, c’est ce qui permettra à la gauche d’être imperméable aux attaques émanant de la droite et de l’extrême droite.

 

À qui profite le rejet grandissant du wokisme ?

 

Aujourd’hui, il profite clairement, sur le plan électoral, à Marine Le Pen. Il reste trois ans avant la prochaine présidentielle et il est encore temps pour la gauche d’envoyer un message clair sur ces sujets. Je crains fort que, si elle reste dans une forme d’ambiguïté, elle se mette une cible dans le dos.

 

Pour reprendre une question de Sandrine Rousseau avec qui vous avez échangé dans « Libération », comment éveille-t-on les consciences aux discriminations qui perdurent dans la société ?

 

Il faut reconnaître que les méthodes du militantisme woke sont extrêmement efficaces pour créer le débat autour des sujets que ses représentants souhaitent mettre au centre de la table. Ils choquent, ils bousculent pour nous interroger, pour éveiller les consciences. Le problème, c’est qu’en choquant, parfois on braque et on rend ses interlocuteurs indisponibles à toute interrogation. Quand on dit des choses radicales sur le combat contre les violences sexuelles et sexistes, on peut donner le sentiment que c’est le combat des femmes contre les hommes. C’est extrêmement dommageable car il faut absolument, si on veut gagner ce combat pour l’égalité et contre les violences, que les hommes considèrent que c’est leur combat à eux aussi et que ce n’est pas un combat visant à les effacer de la carte. Il vaut mieux être mesuré et pédagogue plutôt que jeter des anathèmes.

 

(1) Conférence « Le wokisme, une menace pour la République ? », vendredi 15 mars à 18 heures à l’Espace culturel Leclerc de Lagord.

 

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